Officiellement, la France n’est pas en guerre en Afghanistan. Officieusement, c’est une autre histoire commencée il y a plus de trente ans : par deux fois, des Français sont venus aider au renversement d’un régime et à l’installation d’un autre. Les premiers, arrivés après l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, ne portaient pas d’armes, mais des médicaments, de la nourriture, de l’argent. Ceux qu’on appelait les French doctors côtoyaient d’anciens coopérants, des journalistes, des intellectuels, des aventuriers et de discrets agents du renseignement. Seuls, ils ont été les acteurs d’un Grand Jeu dont les fils allaient de Moscou à Washington, de Paris à Islamabad, en passant par Téhéran. Les seconds sont des soldats et toujours des agents secrets engagés dans une coalition internationale pour chasser les Taliban et al-Quaida, puis reconstruire un pays exsangue et le protéger, missions qui font aujourd’hui s’interroger. Ce sont ces années d’un lien unique entre deux pays sans histoire commune que Jean-Christophe Notin raconte. Grâce à des archives inédites, des sources confidentielles et 250 témoignage recueillis dans le monde entier, l’auteur retrace à la fois la geste humanitaire, la guerre interminable sur le terrain, celle des diplomates et des politiques qui se joue dans les coulisses, et celle que mènent les services secrets et les militaires français. Dans ce récit sans équivalent à ce jour, se croisent Massoud et les commandants afghans, Ben Laden et les filières djihadistes, les Taliban et le 11-Septembre._________________________________
Dans un livre événement sur la guerre secrète en Afghanistan, l'historien Jean-Christophe Notin raconte le rôle des espions français à partir des années 1980. Et un épisode stupéfiant.Avant l'invasion soviétique, l'Afghanistan n'intéresse pas les services secrets français. Pourquoi ?La France n'avait pas d'intérêt géostratégique majeur en Afghanistan, qui est éloigné de ses zones d'influence traditionnelles. L'opération "Chtorm 333", lancée par Moscou le 25 décembre 1979, bouleverse la donne. Sans poste dans la région, les services [français] sont un peu pris au dépourvu, contrairement à la légende entretenue par Alexandre de Marenches, le directeur du Sdece, qui se vantera auprès des Américains de l'avoir prédite presque au jour près. Ce n'est qu'à la fin de 1980 que celui-ci obtiendra l'installation d'un poste, dit "totem", à Islamabad, au Pakistan. Dans le jargon, cela signifie que les Français sont contraints de travailler main dans la main avec les services pakistanais, l'ISI. L'essentiel des services étrangers, y compris la CIA, sont alors logés à la même enseigne.
Que promet Paris en échange ?Les deux services font un deal: l'ISI fournit des informations - qui n'en sont pas vraiment... En contrepartie, les officiers français livrent surtout du matériel d'écoute de forte puissance, officiellement destiné à surveiller l'Afghanistan. En réalité, aucun chef de poste n'arrivera à déterminer son utilisation réelle! Il a probablement été détourné pour écouter... l'Inde, le grand rival régional du Pakistan. De leur côté, les officiers de la DGSE - qui succède au Sdece - n'auront de cesse de tenter de contourner l'ISI.
Pourquoi la DGSE choisit-elle de soutenir, parmi les chefs de guerre afghans, le commandant Massoud ?L'enjeu est de disposer des meilleurs renseignements sur la guerre menée par l'URSS. A cette époque, les deux grands partis afghans exilés au Pakistan sont le Jamiat-e-Islami, auquel appartient Ahmed Chah Massoud, et le Hezb-e-Islami de Gulbuddin Hekmatyar. Ce dernier est déjà "traité" par les Américains et les Pakistanais ; de plus, il rebute les Français à cause de son intégrisme. Si, dans un tout premier temps, la DGSE porte son intérêt sur un commandant de l'ethnie majoritaire pachtoune, Amin Wardak, elle se tourne rapidement vers Massoud, dont la renommée grandit pas à pas grâce aux journalistes et aux humanitaires français, qui en tracent un portrait flatteur. Le plus étonnant, au final, c'est que la DGSE va ainsi être amenée à soutenir un homme qu'elle ne rencontrera vraiment qu'en 1992! Le pari s'est révélé payant.
La DGSE lui livre-t-elle des armes ?A la fin de 1986, un cargo rempli de mortiers, de mitrailleuses et de kalachnikovs accoste à Karachi (Pakistan). Le matériel est destiné à Massoud, sans qu'il sache qu'il profite d'une aubaine. A l'origine, ces armes, issues du bloc de l'Est, devaient en effet équiper l'armée républicaine irlandaise (IRA). La DGSE, qui trouvait louche l'itinéraire du navire (Libye-Irlande), l'avait arraisonné au large de la Bretagne. Parmi les autres livraisons, citons-en une assez folklorique: une brigade de pigeons voyageurs. Le relief afghan compliquait en effet les communications. Dressés en France, les volatiles n'ont cependant pas eu l'occasion d'évoluer dans les cieux afghans, car les Soviétiques ont mitraillé la colonne qui emportait leurs cages.
Les services forment aussi au combat les moudjahidin...La DGSE a la volonté d'accroître sa participation, mais de façon discrète. Avec son service Action, elle possède un vrai savoir-faire. A partir de 1986, plusieurs groupes de moudjahidin sont donc exfiltrés d'Afghanistan, via Islamabad. Direction Paris, puis le camp de Cercottes (Loiret). Pendant un mois, les Français leur inculquent l'art de la guérilla: embuscades, utilisation d'armes lourdes, sabotages, acquisition et transmission du renseignement... Un Afghan profitera d'ailleurs d'une visite touristique dans la capitale pour prendre la poudre d'escampette. Afin de contrer la propagande soviétique, certains sont également formés au... journalisme, par le biais d'un contrat très particulier avec l'Ecole supérieure de journalisme de Lille. Officiellement, il s'agit d'enseigner à une dizaine d'Afghans les techniques modernes de photo et de vidéo. Parmi les stagiaires, un jeune Pachtoune deviendra célèbre: Hamid Karzai, l'actuel président afghan!
Les services ont-ils vraiment livré des missiles antichar Milan ?Surtout entre 1995 et 2001. A l'époque, presque personne ne le sait. Après le départ des Soviétiques, un service ultrasecret de la DGSE, aujourd'hui encore totalement inconnu, le service Mission, a obtenu de la direction centrale la poursuite du soutien à Massoud, devenu ministre de la Défense à Kaboul. Ces armes ont été utilisées contre Hekmatyar, puis contre les talibans.
Sur cette photo inédite, prise dans une villa de Taloqan, au nord-est de l'Afghanistan, en 1999, le commandant Massoud, carte à l'appui, explique l'offensive qu'il va lancer à un officier de la DGSE.Dans quel but la DGSE a-t-elle approché les talibans, si décriés ?Massoud continue d'être appuyé par le service Mission, mais c'est la raison d'être des services que de nouer des liens avec toutes les forces d'un pays, si sulfureuses soient-elles, surtout quand elles en prennent le contrôle, en 1996. D'autant qu'à cette époque, des ONG françaises s'activent en Afghanistan et que les filières terroristes, qu'utilisent de jeunes Français pour se former au djihad, préoccupent de plus en plus l'Occident. Comme les satellites américains peinent à localiser les camps d'entraînement, c'est le renseignement humain, privilégié par la DGSE, qui se révèle le plus efficace. Toutefois, le Maghreb et le Proche-Orient demeurent la priorité des services français en matière de contre-terrorisme.
Quand les services s'intéressent-ils à Ben Laden ?Il est déjà apparu sur leur écran en Libye, au tout début des années 1980, quand il rêvait de renverser Kadhafi. Par la suite, les chefs de poste l'observent à son arrivée à Peshawar, en 1984. Ils suivent ses activités de soutien au djihad contre les Soviétiques, puis son basculement dans le terrorisme international. S'il n'existe pas à la DGSE de cellule "Ben Laden" stricto sensu - Ben Laden ne menace pas ouvertement la France -, ses sources l'alimentent en informations, qu'elle partage avec la CIA. Après le 11 septembre 2001, la qualité des liens établis avec les talibans vaut au chef de poste à Islamabad une offre stupéfiante: la livraison de Ben Laden à la France... Le coup, a priori splendide, peut être très embarrassant. Que faire ensuite du Saoudien? Comment réagira Washington? Et Al-Qaïda? Les bombardements américains, le 7 octobre 2001, évitent à la DGSE d'avoir à répondre à toutes ces questions: l'affaire n'a pas de suite.
Les militaires français ont-ils eu Ben Laden "dans leur viseur" ?Certains médias, citant des membres des forces spéciales françaises, ou prétendus tels, l'ont affirmé, en expliquant que les Américains n'auraient pas accordé l'autorisation de tir... Pour de multiples raisons, cela semble abracadabrant. En revanche, la DGSE a réussi à le localiser à quelques reprises dans l'est de l'Afghanistan, en particulier grâce à l'écoute téléphonique de ses gardes du corps. Mais il y a une marge entre localiser une personne et monter une opération pour la neutraliser.
L'Express