par Charlie Bravo » 16 Juin 2011, 09:17
Salon du Bourget 2011/Les drones américains montent en puissance dans la guerre moderne. Mais où sont les Français ?
Nous sommes début avril, dans un avion-radar Awacs, non loin des côtes libyennes. Dans la carlingue de cette grosse machine, les opérateurs virtuoses pianotent sur leurs écrans, où des taches de couleur figurent les avions attaquant les forces du colonel Kadhafi. Les contrôleurs dialoguent avec les pilotes qui, ce matin-là, tournant autour de leurs cibles, sont tous des Européens. Soudain, sur la fréquence, un fort accent texan retentit et demande des instructions. L'avion qui les exécute aussitôt se trouve bien au-dessus de la Libye, survolant une grande route proche de Misrata. Mais le pilote - indicatif Ghost 64 - de ce drone Predator de l'US Air Force n'est pas à son bord. Il se trouve sur la base aérienne de Creech, dans le Nevada. À 10 000 kilomètres de là.
Après le retrait de ses avions armés de la guerre de Libye, Barack Obama a choisi ce moyen pour maintenir la présence américaine. Depuis, jour et nuit, les caméras de ces drones surveillent le sol libyen pour transmettre des vidéos en direct et recueillir du renseignement électronique. Si le président américain le désirait, ces drones pourraient emporter des missiles antichars Hellfire et tirer contre n'importe quelle cible. Ce qui se fait pratiquement tous les jours en Afghanistan et au Pakistan. Quand il a fini de trucider les ennemis de l'Amérique, le pilote peut tranquillement aller chercher ses enfants à l'école, avant de recommencer le lendemain. C'est l'une des formes de l'avenir de la guerre. "Que nous manque-t-il aujourd'hui ? Des drones ! On le constate tous les jours en Libye." Cet officier général français n'a pas à être convaincu de l'utilité de ces machines. Certes, la France possède le modèle Harfang, acheté par EADS à Israel Aerospace Industries (IAI) et doté d'équipements électroniques et de transmission par satellite français. Les trois premiers avions, achetés 100 millions d'euros, renforcés ensuite par un quatrième, fonctionnent quand ils le veulent bien, c'est-à-dire trop peu et à prix d'or : 12 600 euros l'heure de vol ! Ceux qui volent sont en Afghanistan, sauf un qui a servi à la sécurité du G8 de Deauville. Ils ne sont pas armés, sont technologiquement dépassés et doivent donc être complétés d'urgence. Si possible par des drones armés.
Les pays européens qui s'en sont dotés - Grande-Bretagne et Italie - ont tous opté pour le Reaper, version armée du Predator. Ces drones qui appartiennent à la famille Male (moyenne altitude, longue endurance) sont devenus indispensables. Les États-Unis comptent, en dehors de la CIA, qui possède sa propre flotte, 200 exemplaires de cette famille, dont le quart vole tous les jours au-dessus de l'Irak, de l'Afghanistan, du Pakistan et de la Libye. Pour les militaires français, il n'y a aucun doute : c'est ce modèle-là qu'il leur faut. Tout le monde est d'accord, ou presque. Seuls les députés Jean-Claude Viollet (PS, Charente) et Yves Vandewalle (UMP, Yvelines), auteurs en 2009 d'un excellent rapport sur la question, affichent leur opposition à la solution américaine, jugeant que les intérêts industriels français seraient menacés par un achat aux États-Unis. Pour Jean-Claude Viollet, "nous devons privilégier la coopération avec les Britanniques pour lancer avec eux à moyen terme un drone Male qui pourrait donner naissance à une filière européenne". À ses yeux, le projet franco-anglais Telemos (Dassault et BAE) serait une excellente opportunité. Mais ce projet à 1 milliard d'euros n'est pas lancé ; il se trouve en compétition avec le modèle Talarion proposé par EADS (France, Allemagne, Espagne) et, surtout, il ne sera pas opérationnel avant dix ans. Au moins...
Secret d'État
Dans les armées, on ne dit pas non. Mais on veut des drones opérationnels tout de suite, des "gapfillers", comme ils disent. EADS propose d'acheter de nouveaux Harfang israéliens, qui ne peuvent pas être armés. Dassault et Thales se sont associés sur un autre modèle d'IAI, le Héron TP, qu'ils proposent à la France. Histoire de barrer la route à l'adversaire principal, l'américain General Atomics, fabricant du Reaper. Qui n'attend plus que la décision de Nicolas Sarkozy, chaud partisan de cette solution, tout comme son chef d'état-major particulier, le général Benoît Puga.
L'amiral Édouard Guillaud, chef d'état-major des armées, y est favorable, ainsi que leur collègue Jean-Paul Palomeros, chef d'état-major de l'armée de l'air. Quant au ministre, Gérard Longuet, il n'a pas fini de réfléchir au sujet, mais veut "accélérer les travaux avec nos amis britanniques". Principal avantage du Reaper : c'est un vrai camion, qui peut emporter 1,5 t de charge utile, 430 kilos dans la soute, plus 1 tonne de bombes guidées ou de missiles. Si les Français le commandaient aujourd'hui, les premiers exemplaires entreraient en service au printemps 2013. Voilà quelques semaines, une lettre d'intention préparée par l'ex-ministre Hervé Morin prévoyait l'achat de deux stations au sol, plus trois ou quatre avions. Ces appareils seraient livrés au standard que la US Air Force doit recevoir à partir de l'an prochain, avec un radar de surveillance Lynx SAR/GMTI et un système de décollage et d'atterrissage automatique. Dans une version ultérieure, les industriels nationaux pourraient "franciser" les systèmes, en les dotant notamment de la transmission par satellite du Harfang. Le prix proposé par les Américains est un secret d'État. Mais les négociations porteraient sur un contrat de 80 à 100 millions de dollars pour quatre avions et deux stations au sol. Sachant que l'Italie a payé, en 2009, 80 millions de dollars pour deux avions et autant de stations au sol. Le "client" français serait l'armée de l'air, mais les utilisateurs compteraient la marine nationale (pour certaines missions de patrouille maritime dévolues aux Atlantique) et la Direction du renseignement militaire pour des missions d'interception électronique. Quant à la DGSE, elle ne serait plus cliente, ayant apparemment opté pour un modèle très différent, le Patroller de Sagem.
Jean Guisnel/Le Point